10 mars 2011

HYPEROBJET D ART

[Haïti+égYPte+camEROun+azerBaïdJan+viETnam+rwanDA
+capveRT]

(1) Ce à quoi tend l’expérience oxo au-delà de toute anecdote, de tout détail et de tout événement circonstanciel [cf. Bibliothèque, Figure, Harmonie, Modèle].
(2) Produit d’hypermarché contenant de manière involontaire la signature d’un artiste sur son emballage, par le principe du logogriphe ou de l’homonymie. La révélation de cette signature est obtenue par la suppression des signes superflus. Ex. Un paquet de Kleenex est un hyperobjet d’art du peintre Klee. [> oxo 5].


[Annexe]
Les objets de consommation vendus dans les hypermarchés et les grands magasins sont devenus des œuvres d’art, selon l’inévitable principe du ready made inventé par Marcel Duchamp (cf. le séchoir à bouteilles acheté au BHV). Puis les œuvres d’art sont devenues des objets de grande consommation, quand le public a commencé à idolâtrer l’art et à consommer son merchandising (cf. les T-shirts, cravates et autres reproductions vendues au Louvre).
Dans ce contexte, l’hypermarché de l’art s’inscrit comme forme radicale du marché de l’art. L’hypermarché de l’art, en effet, ne fait plus la différence entre l’objet de consommation devenu œuvre d’art et l’œuvre d’art devenue objet de consommation. L’hyperobjet d’art (tout objet présent dans l’hypermarché de l’art) est par essence œuvre d’art et objet de consommation. Il n’est ni l’un avant d’être l’autre, ni l’autre avant d’être l’un, il est les deux, simultanément et dès sa conception.
A la différence du ready made, l’hyperobjet d’art, synthèse parfaite de l’objet de consommation et de l’œuvre d’art, n’obtient pas son statut d’œuvre d’art par la volonté de l’artiste, mais par celle, involontaire, du fabricant. De même qu’il n’obtient pas son statut d’objet de consommation par la volonté du marché de l’art mais par celle, une fois encore, mais cette fois-ci volontaire, du fabricant qui par ailleurs n’a aucune prétention artistique. La caractéristique de l’hyperobjet d’art réside en effet en ce qu’il possède son double statut par la présence naturelle d’une signature d’artiste immédiate ou cryptée sur son emballage, signature étalée au grand jour mais souvent rendue illisible par la profusion de signes qui recouvrent la surface de l’objet (voir la complexité des packagings dans les hypermarchés).
Cet environnement parasitaire confère à la signature un contenu sémantique d’ordre commercial et publicitaire (il s’agit le plus souvent d’une trademark, d’une marque commerciale déposée à l’INPI et remplie sémantiquement par une série de campagnes publicitaires). Il suffit d’“effacer” ce trop-plein de signes pour que la signature d’artiste redevienne lisible et que soit dévoilé le statut naturel de l’objet. L’effacement des signes perturbateurs consiste à recouvrir d’une couleur neutre (celle du fond de l’objet par exemple) la surface de l’œuvre, en préservant la signature d’artiste naturellement présente. Cette pratique ne transforme pas en œuvre d’art l’objet qui de toute façon l’est déjà de manière intrinsèque ; elle n’a qu’un objectif d’information, de révélation. C’est en quelque sorte le préambule nécessaire au décryptage de l’objet. Lorsque cette révélation est assimilée par le spectateur, l’hyperobjet d’art n’a plus besoin de cette couche de peinture révélatrice et retrouve définitivement son statut, qu’il soit exposé ou vendu dans une galerie, un musée, une boutique ou un hypermarché, et quel que soit son nombre d’exemplaires.
Ainsi l’hyperobjet d’art peut-il être appréhendé par le grand public comme ce qu’il na jamais cessé d’être : une véritable œuvre d’art de grande consommation dotée d’une véritable signature d’artiste garante d’authenticité. Et ce pour un prix qui reste très abordable. PLC+K

04 mars 2011

POLYGRAMME POLYCHROME

[Papouasie+cOted’ivoire+aLgérie+chYpre
+belGique+andoRre+afghanistAn+guatéMala+rouManie+chinE
+Pakistan+mOldavie+aLbanie+libYe
+miCronésie+baHrein+iRlande+camerOun+zaMbie+francE]

(1) Bonus multicolore envoyé lorsque le principe de variabilité ne permet pas d'imprimer oxo en couleur. Il s'agit le plus souvent d'un dessin tracé sur un support situé en dehors de l'espace de la revue, c'est-à-dire en dehors de la page imprimée (par ex. sur un feuillet glissé à l'intérieur du numéro ou sur l'enveloppe utilisée pour l'envoi). Le polygramme polychrome représente le plus souvent le nom du destinataire et certaines de ses caractéristiques (coordonnées, date et lieu de rencontre, citations, etc.) et, s'il concerne principalement les abonnés d'oxo, peut se développer auprès d'autres personnes ayant un certain rapport avec l'histoire d'oxo [cf. Body colors, Bonus, Noir et blanc, Principe de variabilité, Trahison].
(2) Ensemble de monogrammes multicolores constituant une frise. Chaque mot entrelacé constituant un polygramme polychrome est composé individuellement en écriture symétrique MUTTUM, toute nouvelle lettre inscrite étant tracée au même endroit que la précédente, mais dans un corps supérieur et dans une couleur différente suivant cet ordre : noir, marron, olive, vert, cyan, outremer, magenta, rouge, orange, jaune, noir, marron, olive, vert, cyan, outremer, magenta, rouge, orange, jaune, etc. La succession de monogrammes composant le polygramme polychrome peut être écrite horizontalement ou verticalement, selon l’espace offert par le support [> oxo 1271].



03 mars 2011

02 mars 2011

ENTRETIEN POST MORTEM

[Emirats+baNgladesh+vaTican+barRbade+côtEdivoire+iTalie
+micronésIe+albaniE+afghanistaN+Papouasie+marOc+palaoS
+turkmenisTan+Madagascar+sOmalie+cameRoun+ausTralie+irlandE
+vietnaM]

(1) Prise en charge de l’expérience oxo par un artiste héritier après la disparition de l’auteur original [cf. After, Héritier].
(2) Interview spirite d’artistes morts tels que Piero Manzoni, Andy Warhol ou Marcel Duchamp [> oxo 4] [> oxo 318] [> oxo 319].
[Annexe]
Cette interview de Piero Manzoni fait suite aux deux entretiens post-mortem que nous avions réalisés en 1993 et 1994 avec les fantômes d’Andy Warhol (1) et de Marcel Duchamp (2). Cette fois-ci, nous voulions invoquer l’esprit de Manzoni, non pour le seul plaisir de le déranger mais parce que la question de la “Boîte de merde” devenait de plus en plus lancinante.
Au début des années 60, l’artiste milanais scandalisa l’Italie en enfermant ses excréments dans 90 boîtes de conserve qu’il signa et vendit pour l’équivalent de leur poids en or. Ces œuvres sont aujourd’hui hautement prisées par l’art contemporain et chacune d’entre elle est estimée à quelque 200 000 F. Mais que contiennent vraiment ces boîtes? On se souvient que Bernard Bazile en fit ouvrir une et qu’il découvrit une seconde boîte à l’intérieur, ce qui relança l’intérêt pour le mystérieux contenu. Trente-quatre ans après sa mort, l’enfant terrible de l’avant-garde italienne a accepté de parler, à la condition sine qua non que notre séance de spiritisme soit arrosée de gin, de liqueur et de vin chaud...
- Pourquoi êtes-vous mort, Piero Manzoni ? Vous qui disiez pourtant “Il n’y a rien à dire, il n’y a qu’à être, il n’y a qu’à vivre”...
- Piero Manzoni : je suis, puisque je suis là.
- Mais pourquoi êtes-vous mort, précisément ? La cause de la mort.
- J’ai un peu forcé sur la bouteille alors que mon foie était fragile.
- Trente ans, c’était un peu jeune pour mourir.
- Aujourd’hui c’est un âge pour mourir, à l’époque c’était un peu jeune.
- Mais vous saviez que vous alliez mourir jeune. Vous aviez déclaré: “Je mourrai à l’âge de trente-trois ans – comme le Christ. Je vais prendre mes dispositions pour faire imprimer un timbre commémoratif à mon effigie. Et je veux que mon corps soit enfermé dans un parallélépipède en plastique transparent”. Mais vous êtes mort plus tôt que prévu, en 1963.
- C’est pour ça que j’ai mis les bouchées doubles, je n’ai qu’un seul regret: connaissant l’état de mon foie, j’aurais aimé qu’on en fasse un bon pâté à l’armagnac, afin que mes amis puissent me consommer pendant la cérémonie. Maintenant il est trop tard.
- Michel Journiac n’était pas si loin de votre idée, en 1969, lorsqu’il donna à goûter des rondelles de boudin confectionné avec son propre sang.
- C’est vrai, j’avais vu ça d’en haut. Mais j’étais un peu ébloui par les deux bougies qu’il y avait sur la table. J’avais eu l’idée des fioles de sang. Notez que j’avais aussi donné à manger des œufs à mon public. Cent cinquante œufs durs marqués avec l’empreinte de mon pouce. Les goinfres ont tout avalé en soixante-dix minutes !
- C’était moins choquant que vos boîtes de merde.
- Les œufs, ça sort du cul des poules. Les gens ont vu que c’était une œuvre de Piero Manzoni mais pas qu’ils avalaient des œufs fraîchement sortis du cul des poules. C’est comme les boîtes de merde, ce sont aujourd’hui des œuvres de Piero Manzoni qui se vendent très cher non pour leur réalité de boîte de merde mais pour leur état de boîte de merde de Manzoni.
- Justement, que pensez-vous de cet artiste qui a ouvert l’une de vos boîtes (et qui soit dit en passant veut la revendre 400 000 F) ?
- Oui. Bernard Bazile, il fume trop le cigare, c’est mauvais pour la santé.
- On lui transmettra le message. Mais vous savez bien que vos boîtes ont été sacralisées, elles sont dans les plus grands musées, Richard Nicolas le conférencier de Beaubourg a même dit : “C’est quelque chose de presque christique, dans l’esprit de Manzoni, puisque la merde est dans la boîte comme le Christ est dans l’hostie” !
- Il a beaucoup d’humour, j’adore Richard Nicolas. En mai 1961, j’ai créé ces 90 boîtes après avoir eu l’intention de produire les fioles de sang d’artiste. J’ai opté pour la merde parce que c’était plus facile à récolter.
- Ah donc, il y a bien de la vraie merde dans vos boîtes. Parce qu’on n’a jamais su s’il y avait vraiment de la merde dedans. Quand Bazile a fait ouvrir la boîte, il y avait une deuxième boîte, comme dans les poupées russes...
- Si, si, il y a bien de la merde dans les boîtes, de la merde d’artiste, mais j’avais évidemment prévu qu’un malin en ouvrirait une. La supercherie est ailleurs : c’était bien de la merde d’artiste, mais ce n’était pas ma propre merde !
- La merde de qui, alors?
- Celle de mes visiteurs, qui étaient des artistes ou des gens proches de l’art. Je la récoltais dans mes toilettes, à Milan, où j’avais fait installer un petit réceptacle entre la chasse d’eau et le tuyau d’évacuation. Tenez, prenons la boîte ouverte par Bazile. Eh bien figurez-vous qu’elle contient la merde de Ben ! Ben était venu me voir à Milan, c’est Arman qui nous avais mis en contact. Un peu plus tard, je lui ai remis cette boîte contre l’équivalent de 30 grammes d’or, poids de la merde fraîche. Mais il n’a jamais su qu’elle contenait sa propre merde.
- Du coup, la théorie de Nicolas ne tient plus, puisque ce n’est pas votre merde qui est dans la boîte... Quelle était votre théorie ?
- La présence de ces merdes dans des boîtes a quand même assuré ma postérité. Mais ma théorie était plutôt amicale en vérité : quand les gens viennent chez vous, ils s’imaginent qu’ils doivent bien se tenir, être polis et respectueux, mais ils ne pensent jamais qu’en empruntant vos WC ils chient dans votre maison. Si les gens avaient conscience de cela, ils seraient d’abord gênés mais finiraient par en rire et seraient détendus le reste du temps. Donc j’expliquais cela à mes hôtes et cela rendait finalement leur séjour plus agréable, pour eux comme pour moi-même. En contrepartie, je me suis alloué le droit de conserver, secrètement, ce qu’il y avait de plus intime en eux : leur merde naturelle.
- Hormis Ben Vautier, qui a été mis en conserve ?
- La liste est longue mais j’ai maintenant une bonne mémoire : Giuseppe Capogrossi, Pierre Restany, Matko Mestrovic, Henk Peeters, Franco Angeli, Gust Romijn, Mario Arcaini, Arthur Kopcke, Sergio Dangelo, François Morellet, Dadamaino, Vanni Scheiwiller, Marco Santini, Agostino Bonalumi, Kilian Breier, Otto Piene, Arnulf Rainer, Arnaldo Pomodoro, Diter Rot, Angelo Verga, Hans Salentin, Raphael Jésus Soto, Agostino Ferrari, Ettore Sordini, Lucio Amelio, Jean Tinguely, Alberto Lucia, Yves Klein, Arman, Serge Vandercam, Emilio Scanavino, Wilfredo Lam, Alberto Biasi, Armando, Bernard Aubertin, Josip Vanista, Arturo Vermi, Pol Bury, Daniel Spoerri, Manfredo Massironi, Enrico Castellani, Christo, Gaetano Di Martino, Edoardo Franceschini, Marcel Broodthaers, Jeff Verheyen, Günther Uecker, Herman de Vries, Piero Dorazio, Agenore Fabbri, Roberto Crippa, Lucio Fontana, Ugo La Pietra, Franco Garelli, Luisa Majoli, Giorgio Chiarini Boddi, Hermann Goepfert, Hans Haacke, Jan Henderikse, Raffaele Menster, Claudio Papola, Davide Boriani, Oskar Holweck, Tommaso Orlando, Yayoi Kusama, Franco Mazzucchetti, Francesco Lo Savio, Filippo De Gasperi, Heinz Mack, Enrico Baj, Almir da Silva Mavignier, Antonio Bueno, Christian Megert, Hans Hartung, Paolo Scheggi, Piero Dorazio, Uli Pohl, Johannes Schoonhoven, Giulio Turcato, Joe Colombo, Asger Jorn, Giovanni Anceschi, Gabriele De Vecchi, Grazia Varisco, Tino Bertoldo, Ennio Chiggio, Toni Costa, Edoardo Landi et... moi-même !
- Ah, quand même ! Ce n’était pas rien de récolter la merde de quatre-vingt-dix artistes. Vos quatre-vingt-dix boîtes de merde constituent peut-être le plus grand sanctuaire artistique de tous les temps...
- C’était une manière secrète de sceller une relation avec mes contemporains. Lorsque nous organisions un dîner, je devais prendre discrètement des notes pendant le repas à chaque fois que quelqu’un allait aux toilettes, afin de me souvenir de l’ordre de réception des merdes dans le réceptacle. Lorsque quelqu’un tirait la chasse d’eau, un dispositif entraînait la précédente merde dans un tiroir, laissant ainsi le réceptacle vide pour la merde suivante ou pour l’urine s’il n’y avait pas défécation. Je suis peut-être la seule personne au monde à avoir ainsi connu la nature exacte de l’activité de mes invités dans mes toilettes ! Plusieurs mois après, certains se sont vu remettre leur propre merde en boîte, mais des acquéreurs tardifs ont reçu la merde d’un autre. J’essayais quand même de ne pas leur donner la merde d’une personne qu’ils auraient pu détester. Etant donné que la mise en boîte s’est effectuée au mois de mai 61, il m’a fallu conserver certaines merdes pendant plusieurs mois dans un sachet au réfrigérateur. Heureusement, Nanda, ma compagne, était très compréhensive.
- Quel travail ! Mais n’étiez-vous pas dégoûté par cette matière fécale venant des autres ?
- Personnellement je n’avais aucun problème de ce côté-là, je conservais même l’eau usée des toilettes : j’avais eu le projet de la vendre en parfumerie sous le nom d’“Eau de toilette de Manzoni”, mais je n’ai trouvé aucun magasin intéressé.
- Ah ah ! Mais vous qui aviez imaginé le souffle d’artiste, aviez-vous pensé, dans la grande tradition pétomane, au gaz d’artiste qui aurait pu accompagner formidablement vos boîtes de merde ?
- C’était un projet que j’avais proposé à la revue Gorgona en 1961, sous la forme d’un
alphabet pétomane : le A sort du B pour prendre le C, le D sort du E pour prendre Ie F, le G sort du H pour prendre l’I, le J sort du K pour prendre I’L, le M sort du N pour prendre l’O,
le P sort du Q pour prendre l’R ! Mais on ne l’a pas publié à cause de la barrière de la langue, ça ne marchait qu’en français...
- La couleur marron de la merde et le noir des lignes s’opposent à la blancheur, ou plutôt à l’absence de couleur dans vos autres travaux, les œufs durs, les sculptures en peau de lapin, les achromes en coton hydrophile ou en polystyrène expansé...
- Cela revient au même. Dans la mesure où une monochromie devient achrome quand il n’y a aucun rapport de couleur dans une représentation, l’absence de couleur peut être blanche, noire, peu importe. Le noir, le marron signifient l’absence de couleur au même titre que le blanc ou le transparent, d’ailleurs lorsqu’on se place dans la pénombre, les couleurs disparaissent. Par l’absence de couleur, je n’ai pas recherché un art esthétique mais un art vrai, apte à atteindre la pureté et l’éternité.
- La couleur apparaît toutefois dans certains travaux annexes, comme les certificats des “œuvres d’art vivantes” où chaque teinte a une fonction spécifique : le rouge indique que la personne entière est une œuvre d’art, le jaune que seule une partie du corps en est une, le vert indique que la personne est une œuvre dans certaines attitudes... Vous vouliez aussi réaliser des images qui changent de couleur à la chaleur. Et il y a ce fameux projet que vous n’avez jamais réalisé : repeindre la cathédrale de Milan en rose.
- Comme vous l’avez dit vous-même, la couleur dans mon travail avait une fonction d’information, comme les panneaux de signalisation. Mon intérêt pour le temps, le temps qui passe, qui a notamment donné lieu à la création des lignes, m’a poussé à m’intéresser également au temps qu’il fait, à la température, et j’ai imaginé ces tableaux sensibles à la chaleur. Quant à la cathédrale de Milan, ce projet datait de 56 et s’inscrivait dans une volonté de combattre toute idée de style. Par conséquent la couleur par elle-même n’avait aucune importance hormis le scandale ou plutôt le choc quelle aurait dû créer dans mon pays. Mais mon plus grand regret n’est pas cette cathédrale. Ce que je regrette le plus, c’est mon projet de labyrinthe contrôlé électriquement, destiné à des tests psychologiques et à des lavages de cerveaux. Toute ma vie j’ai essayé de laver le cerveau de mes contemporains, de les nettoyer de toutes ces conventions qui gangrènent l’art et la vie.
- Mais ce qui vous a gangrené, vous, c’est la surconsommation d’alcool.
- Non, ce qui m’a gangrené ce sont les critiques acerbes qui n’ont vu que supercherie dans mon travail. L’alcool était une arme d’autodéfense, mais ils l’ont retournée contre moi. Cependant ils ont échoué en partie puisque mon esprit est encore vivace, mais en partie seulement, parce que je vois une résurgence de cet esprit peau de chagrin, allez envoyez-moi un autre verre vers le plafond.
- Levons nos verres à votre santé, à la bonne santé de vos paroles, Piero Manzoni.
- Salute !
- Salute e grazie mille ! 221296
(1) In “Collector” n° 4. (2) In “L’art est moins hermétique qu’un Tupperware” n° 2.

01 mars 2011

ORANGE JAUNE ROSE BLEU

[Oman+fRANce+cambodGE+JApon+brUNEi+ROumanie+suisSe
+BeLgiquE+tuvalU]

(1) Ensemble de lettres utilisé sur le mode anagrammatique pour créer une partie du contenu d’oxo.
(2) Titre d'un ensemble de nouvelles relatives aux quatre couleurs orange jaune rose bleu [> oxo 3] [> oxo 12].


[Annexe]
/
OXO : Les couleurs orangejaunerosebleu sont au centre de votre travail. Pourquoi ce choix ?
PLC+K : Ce n’est pas un choix. Ces couleurs se sont imposées à nous par association d’idées. Lorsque nous étions étudiants aux Beaux-Arts, nous avons concentré nos recherches sur quatre artistes : Kasimir Malevitch, Marcel Duchamp, Salvador Dalí et Andy Warhol. Les deux premiers ont bouleversé l’approche formelle de l’art et par leur action ont incité les deux autres à inventer l’art d’attitude. Notre travail consista notamment à définir des suites logiques, dites “kasimirmarcelsalvadorandy”, en révélant les liens qui unissaient leurs œuvres. Par exemple : Malevitch invente le carré noir sur fond blanc ; Duchamp applique le principe de répétition à cette œuvre et définit l’échiquier (multiple de carrés noirs sur fond blanc) comme ultime pratique artistique puisqu’il abandonne toute production pour jouer aux échecs ; de manière plus triviale, Salvador Dalí réinterprète le carré noir en l’avalant dans une publicité pour le chocolat Lanvin ; Warhol, plus que jamais fidèle à l’esprit duchampien, distribue avec une légère variation les multiples carrés noirs sur fond blanc en sérigraphiant des séries de grilles de mots croisés.
Nous avons découvert que ces liens pouvaient agir également comme dans un jeu de dominos, par associations de signes successifs, un peu à la manière des cadavres exquis surréalistes :
1) le lien formel entre l’œuvre de Malevitch et celle de Duchamp, on l’a vu, c’est le carré noir du suprématisme et celui de l’échiquier ;
2) le lien formel entre l’œuvre de Duchamp et celle de Dalí est la moustache, celle dont M.D. agrémente Mona Lisa et celle dont Dalí fait son signe distinctif ;
3) enfin, le lien formel entre l’œuvre de Dalí et celle de Warhol c’est le dollar, celui d’Avida Dollars, anagramme dont Breton avait affublé Dalí, et celui dont Warhol a fait son leitmotiv et le centre de sa carrière.
Mais où est le rapport avec les quatre couleurs orangejaunerosebleu dans tout cela ? Très vite, ces quatre artistes sont devenus pour nous de véritables personnages de fiction, personnages de films ou de romans, pour s’incarner finalement dans des personnages de dessins animés tout spécialement intéressants pour leur distance avec la réalité : Kasimir Malevitch est tout naturellement Casimir, le monstre souriant de l’Ile aux enfants ; Marcel Duchamp, alias Rrose Sélavy, est la panthère Rrose ; Salvador Dalí est devenu le Marsupilami (Marsupidalí !) à cause de ses structures molles comme la grande queue-lasso du héros de BD ; enfin, plus tragiquement, Andy Warhol s’est réincarné en Schtroumpf, parce que, comme le rapportèrent M.A. Farber et Lawrence Altman dans le New York Times peu après sa mort, “à 5 h 45, l’infirmière Min Chou nota que Warhol devint tout bleu”.
Casimir orange, Panthère rose, Marsupilami jaune, Schtroumpf bleu, tout notre travail est résumé dans cette formule.
/
OXO : Les couleurs orangejaunerosebleu sont au centre de votre travail. Pourquoi ce choix ?
PLC+K : Ce n’est pas un choix. Ces couleurs se sont imposées à nous vers la fin des années 80, quand nous avons acheté notre appartement de Pantin. Tout commence dans la cave, alors que nous mettons un peu d’ordre dans le fatras laissé là par l’ancienne propriétaire décédée. Nous tombons sur un vieux sac plastique rempli de pièces de puzzle. Jusque-là, rien d’extraordinaire, mais en détaillant le contenu du paquet nous constatons l’étrangeté du contenu : toutes les pièces sont monochromes — certaines sont orange, d’autres jaunes, il y en a aussi des roses et des bleues. Nous avons mis exactement deux ans à le reconstituer ! Nous aurions dû nous souvenir des mots de Georges Perec dans La vie mode d’emploi, lorsqu’il décrit l’absurdité d’un puzzle totalement blanc. Le résultat fut assez décevant : une succession lassante de pièces orange, jaunes, roses, bleues mais aucun signe, aucune image lisible. Une fois terminé, le puzzle n’avait plus aucun intérêt, et nous allions le jeter à la poubelle quand nous avons décelé au verso ces quelques mots inscrits à la main : “Noé se jura un bel orage”. Cette jolie phrase pouvait laisser penser à un titre de tableau et nous en avons conclu qu’il s’agissait d’une œuvre d’art. Mais de qui ? Sans boîte, sans signature, nous étions tout à fait incapables d’en définir la paternité. Nous avons alors fait encadrer le tableau puis nous l’avons oublié, comme on oublie souvent ce qu’on accroche au mur.
Six mois plus tard, nous allons à la librairie de Beaubourg et nous tombons sur un bouquin consacré à Fluxus où nous voyons une œuvre de Jean Dupuy intitulée Un bel orage. La phrase, signée Noé, est l’anagramme d’“orange bleu” : nous faisons immédiatement le rapprochement avec notre puzzle. Intrigués, nous enlevons le cadre et comparons les deux écritures : ça colle ! Et cela colle d’autant plus que nous découvrons la propriété de la phrase inscrite au dos du puzzle : “Noé se jura un bel orage” est l’anagramme d’“orange jaune rose bleu” ! Nous obtenons l’adresse de l’artiste et lui écrivons pour lui poser la question : “Etes-vous bien comme nous le pensons l’auteur de ce puzzle?”. Une semaine plus tard nous recevons une réponse de Jean Dupuy, accompagnée d’un petit dessin reprenant l’anagramme “bleu orange - un bel orage” : “Chers Le Coq & Kitschcock, quel joli passe-temps vous vous êtes donné. Je souhaite pour vous que ça continue -> (L’auteur du puzzle ->?). Allez, à 1 2 C 4 (avec mes complémentaires). J.D.” Jean Dupuy nie donc être l’auteur du puzzle mais quelques jours passent et nous recevons une autre lettre où l’artiste demande à nous rencontrer. Pour voir le puzzle ? La semaine d’après il vient à Pantin. Face au tableau il déclare : “L’auteur du puzzle, c’est vous !”. Il est vrai que la meilleure défense est l’attaque. Cette rencontre a été le point de départ de notre carrière artistique et c’est pour cela que nous avons inscrit au centre de nos recherches ces quatre couleurs désormais fétiches.
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OXO : Les couleurs orangejaunerosebleu sont au centre de votre travail. Pourquoi ce choix ?
PLC+K : Ce n’est pas un choix. Ces couleurs se sont imposées à nous à la suite de quatre rêves que nous pourrions résumer ainsi :
— Rêve orange. En 1993, deux artistes fous achètent un presse-agrumes et 90 kilos d’oranges. La nuit tombée, ils s’introduisent dans le musée Beaubourg et pénètrent dans l’une des galeries contemporaines. A proximité du kiosque en forme d’orange installé par Bernard Bazile, les deux hommes pressent puis boivent eux-mêmes leurs oranges jusqu’à la dernière goutte car la clientèle se fait rare. Quelques heures plus tard, ils remballent leur matériel et sortent du musée puis vont vomir d’un flot orange dans le caniveau. Le lendemain, personne ne s’aperçoit de rien.
— Rêve jaune. En 1996, deux artistes fous achètent une poêle, un réchaud, une boîte d’allumettes, 250 grammes de beurre et une demi-douzaine d’œufs. En pleine nuit, ils pénètrent dans l’enceinte du musée Beaubourg et grimpent au cinquième étage. Là, ils allument le réchaud, déposent une noix de beurre dans la poêle puis font griller les six jaunes d’œufs en regardant avec envie les Bacon accrochés aux murs. Ils mangent leurs jaunes frits puis nettoient les éclaboussures. Le lendemain, personne ne s’aperçoit de rien.
— Rêve rose. En 1992, deux artistes fous louent une Citroën XM turbo diesel. Leurs correspondants new-yorkais viennent de les renseigner sur l’arrivée imminente à Paris de Barbara Rose, la grande critique d’art américaine. En soirée, ils se rendent à la porte C de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle et accostent la critique d’art en se faisant passer pour le chauffeur et le maître d’hôtel de monsieur X. Flattée, madame Rose monte dans la berline et accepte une coupe de champagne, sans se rendre compte qu’un puissant somnifère y a été versé. La nuit tombée, les deux hommes forcent l’entrée du Centre Georges-Pompidou et y transportent le corps endormi de Barbara Rose. Ils la montent au cinquième étage puis l’installent dans le Container zéro de Jean-Pierre Raynaud, à la place de la rose un peu fanée déposée l’avant-veille par l’artiste. Trois heures plus tard, ils remettent la fleur en place, tandis que la critique d’art, encore assoupie, est amenée à son hôtel et déposée dans sa chambre. Le lendemain, personne ne s’aperçoit de rien.
— Rêve bleu. En 1996, deux artistes fous achètent un roulor et un pot de peinture bleue Murnyl. La nuit venue, ils s’introduisent clandestinement dans le musée Beaubourg. Arrivés au niveau des collections contemporaines, ils repeignent en bleu un monochrome d’Yves Klein, au nez et à la barbe des gardiens. Ils remballent leur matériel puis ressortent tranquillement. Le lendemain, personne ne s’aperçoit de rien.
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OXO : Les couleurs orangejaunerosebleu sont au centre de votre travail. Pourquoi ce choix ?
PLC+K : Ce n’est pas un choix. Ces couleurs se sont imposées à nous parce que notre mère nous habillait ainsi quand nous étions enfants. Par un fâcheux concours de circonstances, nous commençâmes notre vie habillés en rose et bleu, bien que nous fussions tous les deux des garçons, puis en jaune et orange. A l’époque, nos parents vivaient à Casablanca et lorsque notre mère tomba enceinte, elle demanda à notre père de ramener la layette de Paris. Il faut se rappeler qu’en 1964, l’échographie n’existait pas, et notre mère qui se voulait prévoyante avait demandé à son mari d’acheter tous les vêtements en double, c’est-à-dire en rose dans l’éventualité d’une fille et en bleu dans l’éventualité d’un garçon. Elle avait tout prévu sauf un détail : qu’elle pourrait avoir des jumeaux, et c’est bien sûr ce qui arriva. Dépassée par les événements, elle n’eut d’autre recours que d’utiliser les deux layettes et c’est comme ça que nous eûmes droit à une garde-robe de fille mêlée à des vêtements de garçon.
Notre père s’était fermement opposé à ce que chacune de ces layettes soit réservée à l’usage exclusif de l’un ou l’autre d’entre nous, parce que, disait-il, on ne sait pas comment peut tourner un garçon habillé tout en rose ! Pour nous distinguer, notre mère dut trouver une autre solution, car notre ressemblance était vraiment frappante. Elle fila un beau matin à la médina après nous avoir confiés à la voisine de la rue de Longwy et revint avec deux sacs : dans l’un, de minuscules babouches jaunes et un petit fez orange, dans l’autre, l’inverse, c’est-à-dire des babouches orange et un fez de couleur jaune. Ainsi, dit-elle joyeusement à notre père, nous ne pourrons plus les confondre : nous n’aurons qu’à regarder leurs pieds et leur tête et nous saurons !
Cette façon de nous distinguer devint traditionnelle pendant neuf ans et, bientôt, le quartier, partagé entre admiration et moquerie, prit l’habitude de nous applaudir à chaque passage sans bien comprendre pourquoi on s’acharnait à nous habiller de la sorte. Des années plus tard, notre mère nous avoua la véritable raison de cette obsession : c’était sa manière à elle de nous préserver, de nous rattacher à cette enfance dont elle ne voulait pas nous voir sortir ; nous pensons aussi que nous étions ses jouets, notre mère était une enfant surprise par sa double maternité et nous étions ses poupées, qu’elle aurait voulues éternelles.
Fort heureusement nous étions bien trop naïfs pour en souffrir, nous étions même plutôt fiers d’apparaître comme une attraction dans cette ville où le soleil a l’habitude de flatter les couleurs les plus vives. Et puis, nous avions cette échappatoire : le soir, en cachette, nous échangions nos vêtements, nos chapeaux et nos chaussures, et passions des heures à nous regarder successivement dans la glace puis face à face, imaginant que nous étions l’un puis l’autre, l’autre puis l’un, jusqu’à ce que nous tombions de sommeil sans plus savoir qui nous étions. Cet accoutrement très particulier nous fut imposé jusqu’en 1973, date à laquelle nos parents divorcèrent et où notre père nous força à porter d’autres couleurs. Nous nous souvenons très bien avoir réclamé à cor et à cri des souliers vernis noirs, parce qu’ils brillaient comme la peau de notre petit voisin Abderrazak dont nous jalousions la couleur d’ébène. Après cette séparation, notre mère ne nous parla plus jamais de ces quatre couleurs, mais le mal était fait : lorsque nous étions enfermés dans notre chambre, nous passions le plus clair de notre temps à nous raconter des histoires où ces couleurs jouaient un grand rôle ; nous réinventions les aventures du petit chaperon rose, rabâchions celles de notre héros favori Barbe-Bleue, nous mettions en scène les albums Tintin et les oranges bleues ou Le mystère de l’ombre jaune et, bientôt, nous nous mîmes à baragouiner un langage que nous seuls pouvions comprendre. Des psychologues nous ont appris par la suite que cette pratique linguistique est très courante chez les jumeaux, mais la particularité de notre langue gémellaire était de posséder une structure parfaitement organisée basée sur une règle simple : la suppression de toute lettre de l’alphabet non contenue dans les mots orange jaune rose bleu. Par exemple, au lieu de dire : “Alors, qu’allons-nous faire de nouveau aujourd’hui petit frère ?”, nous lancions : “Alors, u’allons-nous are e noueau aujour’u e rère ?”. Cela rendait notre mère à moitié folle, parce qu’elle pensait que nous avions de graves problèmes d’élocution. Avec le temps, nos jeux devinrent de plus en plus sophistiqués : nous apprîmes à maîtriser notre langue gémellaire de sorte qu’elle puisse être comprise par tout le monde, ce qui nous obligea à dresser un inventaire de tous les mots français composés des lettres ABEGJLNORSU. Quand nous rencontrions quelqu’un, nous lui disions : “Bonjour ! On se serre le bras ou la joue ? Saluons-nous en rang. Alors, on se goberge, on joue ? Blablabla !”, au risque de passer une nouvelle fois pour d’incorrigibles originaux. Nous eûmes d’excellentes notes en composition française lorsqu’il s’agissait de décrire nos rêves de contrées lointaines, avec des phrases dont les professeurs ne saisissaient pas toujours la structure, comme lorsque l’un d’entre nous écrivait :
“Nous aurons un arsenal non banal. Un arsenal en or où séjournera l’Argo. On barrera nos gabares sur l’aber, on glanera les sargasses, les aloses, les bélougas, les soles, les barbues ou les goujons. On engrangera sans bornes les belons éburnéennes ou le burgau. L’eau bleue, l’orangejaunerosebleu en regorge.”
Nous avons excellé dans cette pratique jusqu’à l’âge de quinze ou seize ans, puis la fin de l’adolescence et notre retour en France nous ont portés vers d’autres centres d’intérêt plus conventionnels. Aujourd’hui que nous travaillons ensemble, nous avons conservé de cette époque l’usage des couleurs orange jaune rose bleu dans notre pratique picturale, quatre couleurs qui constituent peut-être le symbole le plus profond de nos racines et de notre gémellité.
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OXO : Les couleurs orangejaunerosebleu sont au centre de votre travail. Pourquoi ce choix ?
PLC+K : Ce n’est pas un choix. Ces couleurs se sont imposées à nous entre 1982 et 1984, alors que nous cherchions du nouveau dans le cadre de l’abstraction. La règle du jeu était fort simple : après Yves Klein, il fallait trouver un nouveau système chromique et se l’approprier. Le monochrome c’était Klein, l’achrome c’était Manzoni, l’isochrome c’était Rutault, etc. Nous trouvâmes alors un poème de Saint-Exupéry qui commençait ainsi :
“Si la terre est une orange bleue / Alors la lune est une rose jaune (...)”.
Déjà l’idée était là de faire tenir quatre couleurs dans deux, nous vérifiâmes alors fébrilement si cette idée de la couleur multiple avait déjà inspiré quelqu’un. Ne trouvant rien, nous nous mîmes à faire des monochromes polychromes, c’est-à-dire des tableaux recouverts d’une couche d’orange, puis de jaune, puis de rose, puis de bleu, ne laissant apparaître que la dernière couche. La grande critique d’art américaine Eve Linsky vint nous voir dans notre atelier et nous lui montrâmes nos monochromes polychromes. Elle nous dit que c’était bien, mais qu’elle préférait quatre grands poèmes-anagrammes écrits grâce aux lettres de ces quatre couleurs sur des fonds orange, jaune, rose, bleu : “On jalousa une bergère”, “Général sobre ou à jeun”, “J’orne une rage absolue”, “Egaré sur la bonne joue”. Elle nous dit : les monochromes polychromes c’est de l’abstraction et l’abstraction c’est fini, tandis que dans l’écriture anagrammatique de ces quatre couleurs, il y a ouverture sur la réalité. Nous arrêtâmes donc de montrer nos monochromes polychromes, mais nous continuâmes à en faire. Aujourd’hui il reste ces quatre couleurs, mais ce que nous aimons dans nos monochromes polychromes passés, c’était notre volonté, notre côté obstiné de chercher ce système chromique ; et nous nous souvenons du plaisir que nous avons éprouvé le jour où nous nous sommes dit : ah, nous avons enfin trouvé le monochrome polychrome !
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OXO : Les couleurs orangejaunerosebleu sont au centre de votre travail. Pourquoi ce choix ?
PLC+K : Ce n’est pas un choix. Ces couleurs se sont imposées à nous vers la fin des années 80 et sont liées à notre apprentissage de l’art. “Apprentissage” est un grand mot : pour tout dire, nous avons abordé la peinture en feuilletant un dictionnaire. Nous utilisions souvent le petit Larousse édition 84 pour terminer les mots croisés des Femme actuelle
que notre mère achetait chaque mercredi et n’attachions pas beaucoup d’importance aux illustrations du dictionnaire, peut-être parce qu’elles étaient imprimées en noir et blanc et que nous aimions les couleurs vives (surtout le rose depuis que nous avions vu le tailleur maculé de sang de Jackie Kennedy). Nous connaissions l’œuvre de Gauguin à travers les reproductions des boîtes de chocolat, et c’est à peu près tout. Nous feuilletions donc ce dictionnaire et un beau jour, Dieu seul sait pourquoi, nous nous sommes attardés sur la page “pop art” et nous sommes tournés l’un vers l’autre, comme si nous venions de faire une découverte fondamentale. Ce que nous venions de voir n’était pourtant qu’une reproduction en noir et blanc d’un portrait de Marilyn Monroe signé Warhol. Mais c’était comme une révélation et nous pouvons affirmer aujourd’hui qu’il s’agissait là de notre toute première véritable émotion artistique face à un tableau. Le lendemain, nous n’avions plus qu’un mot en bouche : Warhol. Nous sommes allés à la librairie de Beaubourg pour en savoir un peu plus et nous avons ouvert le plus gros des livres consacrés à l’artiste américain : Andy Warhol, a Retrospective, où nous avons découvert avec ravissement plusieurs portraits de Marilyn, cette fois-ci en couleurs. Fascinés, nous avons ramené à la maison un grand poster du tableau Blue Marilyn de 1964, dont les couleurs étaient : orange, jaune, rose, bleu. Et c’est comme ça que nous avons peint des tableaux avec ces quatre couleurs, pour canaliser un peu notre fanatisme warholien (nous étions bien des midinettes mais quand même pas au point de reproduire bêtement à notre tour des flopées de Marilyn !). Bien entendu, nous avons ensuite connu notre période Œdipe Warhol, consistant à dénigrer l’œuvre de l’artiste après l’avoir adorée (d’où le tableau “Andy Warhol & Air Wick have the same initiaIs” accroché dans nos toilettes), mais les quatre couleurs ont subsisté et elles constituent désormais notre trade mark, notre marque de fabrique.
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OXO : Les couleurs orangejaunerosebleu sont au centre de votre travail. Pourquoi ce choix ?
PLC+K : Ce n’est pas un choix. Ces couleurs se sont imposées à nous par métaphore sexuelle. Nous avions lu dans un magazine gay américain, il y a quelques années, une enquête sur l’utilisation de dildoes chez les hommes de 20 à 40 ans. Un sondage avait permis d’établir un hit-parade du sexe artificiel et de révéler cet étonnant résultat : l’outil utilisé en premier lieu était la... carotte, suivie en deuxième position par la banane puis, tout aussi surprenant, par l’aubergine ! Le godemiché de caoutchouc n’arrivait qu’en quatrième position, sans doute en raison de son prix excessif mais aussi de sa mauvaise distribution : il est beaucoup plus facile de trouver dans l’Ohio une botte de carottes qu’un dildo Jeff Stryker ! Cette étude sociologique qui en disait beaucoup sur la vie secrète des Américains nous amusa tellement que nous transformèrent ces objets en totems figuratifs, mais rapidement notre besoin d’abstraction nous poussa à n’en conserver que les couleurs : l’orange de la carotte, le jaune de la banane, le bleu de l’aubergine et le rose du dildo. Comme vous le voyez, l’apparition de ces quatre couleurs dans notre travail est complètement freudienne !
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OXO : Les couleurs orangejaunerosebleu sont au centre de votre travail. Pourquoi ce choix ?
PLC+K : Ce n’est pas un choix. Ces couleurs se sont imposées à nous grâce à une vieille méthode surréaliste : le conte à rebours. Il s’agit, comme l’a défini André Breton, d’écrire ou de réécrire une histoire à l’envers grâce à un enchaînement spontané de faits ou d’événements qui a priori n’avaient pas de rapports les uns avec les autres mais dont l’inconscient révèle les liens. Afin de définir avec certitude la palette qui nous conviendrait le mieux, nous avons laissé libre cours à notre inconscient : orange, jaune, rose et bleu sont les quatre couleurs qui nous sont venues successivement à l’esprit, à l’un et à l’autre. Pour vérifier leur validité, nous avons défini un point d’arrivée-point de départ : l’année 1919 nous sembla idéale, car c’est la date à laquelle Aragon, Breton et Soupault fondent la revue Littérature, que l’on peut considérer comme le véritable point de départ du surréalisme. Nous n’avions plus qu’à établir la relation entre cette date et les quatre couleurs issues de notre inconscient. Ce que nous avons fait assez facilement : les quatre couleurs orangejaunerosebleu comportent 19 lettres tandis que 1919 comporte quatre chiffres, une sorte de chiasme garantissant par sa simplicité la validité surréelle de notre palette chromatique.
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OXO : Les couleurs orangejaunerosebleu sont au centre de votre travail. Pourquoi ce choix ?
PLC+K : Ce n’est pas un choix. Ces couleurs se sont imposées à nous un peu comme la loi de l’attraction universelle s’est imposée à Newton. Adolescents, alors que nous séjournons au Maroc, nous sommes invités à Marrakech pour assister au mariage de notre amie Oum Milaïd, une jeune Berbère qui a grandi en même temps que nous. En prévision d’une longue nuit de danse et de fête avec les cheikhates, nous décidons de faire un somme à l’ombre des orangers, mais manque de chance, le sirocco souffle tellement fort qu’il nous fait tomber plusieurs dizaines de kilos d’oranges sur la tête. Premier choc. Dans le coaltar, nous parvenons à nous traîner jusqu’à la villa où deux cents convives attendent les mariés. A chaque fois qu’un invité arrive, une kyrielle d’enfants berbères vêtus de djellabas jettent des poignées de pétales de roses. Hélas, Oum Milaïd leur a demandé de nous réserver un accueil très spécial et patatras ! nous manquons mourir étouffés sous trois kilos de pétales. Deuxième choc. Notre troisième choc est plus difficile à expliquer : alors que nous allons enfin apercevoir la mariée, nous voyons arriver brusquement un immense disque jaune qui ressemble fort à un ovni, mais dont l’impact sur nos têtes est bien réel. Une heure plus tard, lors d’un réveil semi-comateux, nous découvrons l’origine de cette rencontre du troisième type : Oum Milaïd, toute d’or vêtue et assise sur un grand plateau doré, a demandé à ses porteurs de courir vers nous pour nous souhaiter la bienvenue mais les maladroits s’étant un peu trop précipités nous ont percutés avec le bord du plateau. Notre quatrième choc, par chance, ne fut qu’un choc mental, mais il imprima de manière indélébile les trois précédents dans nos mémoires adolescentes : après une nuit de sommeil assez agitée à cause de la douleur provoquée par les oranges, les roses et l’or, la lueur de l’aube nous révèle l’un à l’autre une vision d’horreur, celle de nos corps boursouflés, tuméfiés et parsemés de bleus, ultime couleur de cette journée mémorable qui heureusement marqua moins nos chairs que nos esprits.
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OXO : Les couleurs orangejaunerosebleu sont au centre de votre travail. Pourquoi ce choix ?
PLC+K : Ce n’est pas un choix. Ces couleurs se sont imposées à nous en raison de notre fascination pour le saint suaire de Turin. Pour la première fois dans l’histoire, le passage d’une image en négatif devenait un moyen de connaissance et c’est pourquoi nous avons commencé à passer en négatif un grand nombre de tableaux contemporains. L’étude par le négatif d’un Black Painting d’Ad Reinhardt démontre la grande influence de Kasimir Malevitch sur cet artiste. Celle des installations de Christo indique une parenté certaine avec l’œuvre de Pierre Soulages. A partir de 1974, l’œuvre de Jean-Pierre Raynaud et celle de Simon Hantai se confondent formellement comme les deux faces d’une seule pièce. L’une de nos découvertes les plus étonnantes concerne Daniel Buren : le négatif de ses tableaux révèle qu’il n’a subi aucune influence formelle extérieure ! Le tableau Flag vert, noir et orange de Jasper Johns représente en réalité le drapeau américain et le portrait de Georges Pompidou réalisé par Vasarely représente Mandela... Et puis un jour nous avons fait cette découverte extraordinaire : lorsqu’on le passe en négatif, le fond du tableau Leda Atomica de Salvador Dalí devient orange jaune rose bleu ! Ce tableau que nous trouvions fort laid était soudain sublimement beau, de cette beauté qu’on ne rencontre qu’une seule fois dans sa vie, moment d’un intense bonheur esthétique. Persuadés d’avoir découvert le summum de l’harmonie chromatique avec ces quatre couleurs, nous les avons déclarées supérieurement artistiques, avec un aplomb que n’aurait pas renié Dalí lui-même !
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OXO : Les couleurs orangejaunerosebleu sont au centre de votre travail. Pourquoi ce choix ?
PLC+K : Ce n’est pas un choix. Ces couleurs se sont imposées à nous par leur caractère érotique relativement clandestin. Nous ne parlons pas du stimulus sexuel lié à la fonction rétinienne, comme dans le cas du rouge où l’évocation du sang induit l’idée de passion. Il s’agit d’un érotisme plus inconscient et rarement considéré, propre à l’écriture, à la forme du mot. Johannes Itten ayant largement traité de la psychologie des couleurs, il nous semblait intéressant d’étudier tout ce qui n’est pas couleur dans la couleur, c’est-à-dire l’orthographe, la forme typographique et dans une moindre mesure la prononciation. Ainsi pourrait-on établir par exemple une nouvelle théorie sur l’origine érotique de la couleur rose : celle-ci évoque naturellement la chair, mais la sonorité et la graphie du mot jouent un rôle indéniable dans cette évocation, en tout cas dans la langue française : quand on prononce le mot “rose”, on pense peut-être “j’ose”, et quand on voit le vocable “rose”, on y lit sans doute inconsciemment les anagrammes “oser” ou “Eros”. Itten s’était penché sur la combinatoire et la rythmique des couleurs ; nous avons appliqué cette science de la combinaison aux vocables des couleurs, notamment par la technique de l’anagramme. Les couleurs “orange jaune rose bleu” se sont rapidement imposées comme hautement érotiques, d’abord par la combinatoire autonome, puis par la combinatoire multiple. La combinatoire autonome, c’est la technique de l’anagramme appliquée au mot seul. Les anagrammes les plus érotiques du vocable “orange” sont les mots “organe” (“organe sexuel”) et “onagre” (voir l’expression “monté comme un âne”). La couleur jaune, qui évoque habituellement l’urologie dans le langage rétinien, trouve dans l’anagramme un sens proche de la continence, avec le mot “à jeun”, chasteté momentanée dont nous verrons bientôt l’importance dans la montée du désir. Le vocable “rose”, on l’a vu, contient les mots “oser” et “Eros”. Le vocable “bleu” comporte quant à lui le mot “lube”, qui signifie “lubrifiant” (KY, Sensilube, Elbow Grease, etc.) dans le langage populaire anglais ou gay. Bien que parfois dotées d’un fort pouvoir érotique dans l’inconscient collectif, les autres couleurs ne possèdent pas d’anagrammes évocatrices voire pas d’anagrammes du tout : noir (?), rouge (orgue, goure, rogue), blanc (?), violet (?), vert (?), gris (?), etc.
L’étape intermédiaire entre la combinatoire autonome et la combinatoire multiple est la juxtaposition de ces anagrammes : “Organe à jeun, Eros lube”. Que signifie cette phrase étrange ? Peut-être que la chasteté et la continence sont l’antichambre du désir, théorie tout à fait vérifiée par nos propres soins et qui ne saurait être infirmée par quiconque s’abstient de pratiques érotiques pendant une période excédant cinq ou six jours : l’abstinence sexuelle (“organe à jeun”) constitue bel et bien le meilleur lubrifiant du désir (“Eros lube”).
La combinatoire multiple consiste à mélanger les couleurs entre elles afin de définir de nouvelles anagrammes. Les couleurs “orange jaune rose bleu” offrent la plus belle promesse d’amour : “Un bel ange jouera Eros”. Mais annoncent également quelque pratique extrême dorénavant à la mode : “J’arrose un ange éboulé, ou je rase un bel organe”...
De cette sélection naturelle des couleurs est née une palette d’un nouveau genre, “orangejaunerosebleu”, dénuée de toute velléité picturale mais aussi apte que la peinture à exprimer le désir. 221096