06 septembre 2016

Jan Baptist Zangrius X Pascal Le Coq



Entretien spirite avec Jan Baptist Zangrius, héraldiste du seizième siècle inventeur du premier système de hachures héraldiques.

– Cher Jan Baptist Zangrius, j’utilise quotidiennement votre système de hachures héraldiques noir et blanc pour simuler rapidement telle ou telle couleur dans mes dessins préparatoires. J’en rappelle le principe: barres verticales = rouge, barres horizontales = bleu, pointillés = jaune, barres penchées à gauche = vert, barres penchées à droite = violet (le noir et le blanc étant représentés tels quels). C’est extrêmement pratique quand on ne dispose que d’un crayon noir, d’une feuille blanche et de très peu de temps. Comment avez-vous eu l’idée de ce système il y a plus de quatre cents ans, à la fin du seizième siècle ?

– Les héraldistes qui m’ont précédé utilisaient les initiales des noms de couleurs au milieu des surfaces concernées. Cette apparente simplicité était en réalité la source d’une grande confusion, car d’un atelier à l’autre et dans les différents pays, une lettre pouvait représenter plusieurs couleurs. “A” désignait le plus souvent l’argent (le blanc), mais aussi l’azur (le bleu). Le “G” pouvait indiquer “gueules” en France (rouge), “grün” dans les pays germaniques (vert) et “gold” en Angleterre (or). Si bien que parfois, un fabricant de bouclier se trompait de couleur et subissait les foudres du commanditaire. J’ai passé un certain temps à essayer de mettre au point un code alphabétique universel, mais à notre époque la communication n’était pas aussi aisée, il n’y avait pas de réseau électronique. En outre, inscrire une profusion de lettres dans certaines surfaces au carroyage très serré n’était pas aisé, tant pour la conception que pour la lecture. La finesse de vos outils informatiques permettrait aujourd’hui de corriger cela.

– Etant donné que nous communiquons par télépathie, les problèmes de langue ne nous concernent pas pour l’instant, mais à votre époque...

– Un de mes amis a failli avoir la tête tranchée! Il avait eu l’outrecuidance de peindre en vert le bec d’un aigle figurant sur le blason d’un chevalier teuton, persuadé que le G figurant sur le croquis était couleur de prairie germanique. Reproduire ce symbole de puissance en vert était considéré dans cette contrée comme la plus grande des insultes. Le bec devait être rouge sang, comme s’il venait de déchiqueter une proie, et pas comme s’il venait de brouter de l’herbe ! Si bien que j’ai commencé à chercher une solution pour mettre fin à tout cela, à tous ces risques du métier, à tous ces dangereux malentendus. C’était un beau matin de printemps, aux abords de Louvain, je me promenais dans un champ anachronique de Stella Artois quand soudain j’ai eu cette révélation: comme l’horizon est bleu, comme le blé est jaune et comme la flamme est rouge, la couleur peut être associée aux formes les plus simples et constituer un langage compréhensible par tous. Vous l’avez compris, c’est la nature qui m’a guidé: j’ai observé attentivement ce qu’il y avait autour de moi. Le vent soufflait dans les herbes vertes, du sinople j’ai fait un trait penché. L’or est devenu semis, l’azur un trait d’horizon. Et de gueules, je vous l’ai dit, un grand trait de flamme qui relie la terre au ciel.

– Par la suite, d’autres héraldistes se sont approprié votre système et ont même essayé d’en obtenir la paternité. Je pense à cette controverse qui a eu lieu un peu plus tard entre Silvester Petra Sancta et Marcus Vulson de la Colombière, comme si se disputer une copie permettait d’en revendiquer l’original !

– Ils ont systématisé un traitement différent de l’argent (l’équivalent du blanc) et du sable (le noir). Je pensais que représenter le blanc par du blanc était la plus simple des solutions. Mais la nature a horreur du vide et les hommes ont toujours voulu remplir le moindre espace de symboles. N’oubliez pas qu’à l’époque le blanc était souvent reproduit en métal, il pouvait avoir le poli d’un miroir et refléter l’alentour. Le dessiner sur du papier et ensuite sur un autre support avec un contenu a pu sembler logique à certains. Quant au noir, la plus métaphysique des couleurs, il fut souvent interprété comme un quadrillage très dense, non par économie de matériau, mais parce qu’un noir trop noir, s’il pouvait effrayer l’adversaire, pouvait aussi angoisser celui qui le portait. Par la suite, mon système de hachures a été de nombreuses fois réinterprété, modifié, complété à travers les époques et les continents, si bien que cette tentative d’un langage universel a été quelque peu remise en question.

– Quelques personnes dont je fais partie continuent d’utiliser votre système. Il y a aussi des hommages discrets qui vous sont rendus sur des objets tirés à des millions d’exemplaires: je pense à notre pièce de 10 cents sur laquelle figure le drapeau français. Le verso arbore des traits horizontaux à gauche pour signifier le bleu et des traits verticaux à droite pour signifier le rouge, le centre étant occupé par une Marianne sur fond “blanc”.

– C’est conforme à l’esprit de certains de nos boucliers. Nous creusions quelques stries avant de peindre les surfaces, non par effet décoratif, mais pour avoir une trace matérielle des couleurs, ces dernières étant parfois effacées par les combats ou les intempéries.

– Cela me rappelle Frank Stella qui peignait ses lignes noires dans le sens du chemin que lui indiquait la peinture. Si les architectes avaient gravé dans la pierre autant de stries conformes à votre langage, les représentations polychromes présentes sur les églises, sur les cathédrales, auraient laissé plus de traces. On aurait pu continuer à en lire les couleurs, siècle après siècle. De même pour les sculptures dépouillées de leurs couches picturales et pour les tableaux noircis par les strates de vernis, par la fumée des bougies, par l’action du temps et des rayons solaires.

– Cela aurait été aberrant sur un sfumato de Léonard ! Mais sur des tableaux de l’époque médiévale, sur des fresques égyptiennes ou sur des parois préhistoriques, oui ! Et bien évidemment sur tous les objets de votre époque, où l’économie de moyens, la rapidité d’exécution, l’impact maximal immédiat et l’inscription dans le long terme semblent devoir être conjugués dans un paradoxe ahurissant. Mais nous comprenons fort bien cela, car pour les gens de notre temps et de notre culture, il a toujours été question d’utiliser les couleurs comme des signes de reconnaissance plus encore que comme des formes esthétiques.

– Ne devrait-on pas, alors, intégrer cette action du temps, à savoir que les couleurs vont s’obscurcir ou disparaître, et prévoir ces deux possibilités ? Contre le noircissement, accepter ce destin, et, plutôt que de peindre en rouge une surface dans son intégralité, la colorer en y intégrant votre système, c’est-à-dire en peignant des hachures verticales rouges ou, mieux encore, des hachures verticales rouges, bien rouges à gauche, puis rouge un peu plus sombre à droite, et encore un peu plus sombre dans la hachure suivante en y ajoutant encore un peu plus de noir (une pensée pour notre ami Roman Opalka que vous saluerez bien), jusqu’à être totalement sombre à l’extrême droite, symboliquement, pour dire: nous l’avions prévu. Puis, contre la disparition de la couleur, si elle devait advenir, prévoir un double textuel du tableau, inspiré de l’ancien code alphabétique, admis une bonne fois pour toutes et qui puiserait dans un lexique des noms de couleurs universel. W comme wlanc par exemple (parce que le B sied mieux au bleu et que ce W évoque aussi le wit, le weiss, le white), R comme rouge, B comme bleu, V comme vert, J comme jaune et N comme noir. On se rapprocherait des fameux tableaux d’Andy Warhol et des jeux pour enfants “Do It Yourself”, laissant au lecteur futuriste le choix de la nuance.

– On retrouverait la liberté que nous avions, nous autres héraldistes, de choisir le bleu qui nous convenait, et non ces teintes standardisées que nos successeurs ont dressées comme des molosses !

– Vous aviez en effet le choix de peu de couleurs – six ou sept –, mais pour chacune d’entre elles vous aviez, semble-t-il, une grande marge de manœuvre...

– Nous avions le choix du contraste, de la brillance, de l’expérimentation, nous avions aussi le manque de science, l’imprévu et la non-reproductibilité. Tout était encore possible. Notre contrainte hexachromatique, qui vous semble aujourd’hui d’une grande servitude, était en réalité d’une totale liberté, alors que nous voyons vos contraintes comme terribles, quand nous observons vos commanditaires vous remettre des bibles nommées “Pantone”, “CMJN” ou “RVB”. Je me souviens de mon ami facteur de boucliers, qui avait pris l’habitude de reproduire par trois fois le même écu et qui représentait ses azurs tels qu’il les voyait dans le ciel au moment où il les peignait. Au plus fort de l’été, ses bleus étaient semblables à ce que vous appelez aujourd’hui cyan, un azur presque sinople, mais les soirs d’automne, ses ciels étaient sombres, délavés, à deux doigts du sable. Le commanditaire repartait avec l’un des trois boucliers qu’il avait choisi, les deux autres étaient nettoyés et servaient pour de nouvelles recherches. C’était l’aventure.

– Aujourd’hui le nombre de couleurs a considérablement augmenté, aussi bien dans leur existence visuelle que dans leur lexicographie, même si, comme vous le disiez, leur utilisation standardisée tend à les réduire drastiquement. Vous aurez bien sûr constaté qu’à notre époque les images se dématérialisent dans des écrans capables d’afficher des millions de couleurs mais que, paradoxalement, elles sont de plus en plus simples, de plus en plus proches des boucliers de votre siècle, au moins dans leur forme logotype. Ces paradoxes étant constatés, et sans vouloir trop complexifier votre système, accepteriez-vous de l’élargir aux quatre nouvelles couleurs qui, de nos jours, font partie de notre nuancier standard ? Je veux parler de l’orange, du rose, du cyan et du vert pomme, qui constituent en quelque sorte la version électrique du marron, du rouge, du bleu et du vert.

– Cela me semblerait en effet utile, mais je donnerais volontiers aux trois dernières des noms qui les distingueraient davantage de leur version classique, des mots qui ont pour moi une grande valeur sentimentale: je nommerais le rose “fuchsia”, le cyan “cæruleum” et le vert pomme “absinthe”, ce en quoi mon ami Vincent me conforte immédiatement. Quant à l’orange, permettez-moi de conserver ce nom qui est, doté d’une majuscule, celui d’une princesse à laquelle je ne cesserai de vouloir rendre hommage.

– Formidable ! Après ce trait poétique, je n’ose plus vous demander, dans un souci de rigueur et, aussi, je l’avoue, pour économiser de l’encre, d’adapter à notre époque économiquement instable ce que vous appeliez sable et que nous nommons noir: plutôt qu’un aplat sombre, un croisillon doté d’un cadre...

– Je l’accepte d’autant plus volontiers que j’ai moi-même utilisé cette variation !

– Une dernière chose, vraiment, qui finira de démontrer ma grande faiblesse: une croix très fine pour le blanc, un trait vertical et un trait horizontal qui se croisent, presque invisibles.

– Certainement.

– Je vous remercie, cher Jan Baptist, de votre collaboration amicale, et si vous le voyez, veuillez saluer sieur Piero Manzoni, qui est lui aussi, je crois, très sensible à la symbolique des couleurs.

– Il me demande justement d’ajouter la couleur marron à notre gamme: sa couleur totem, version obscurcie ou sauvage de l’orange et couleur compost qui est essentiellement celle de tout ce qui retourne
à la terre après avoir traversé un cycle – estomac, saisons ou, plus industriel, cabine de bronzage. Une bande biffée de quelques barres, ou l’inverse, devrait suffire.

‡4553 © Pascal Le Coq (MMXVI)